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La Nouvelle Dimension Voir sur la carteMais quel est-donc ce pays, terré dans ses montagnes et qui la gorge serrée n’en finit pluss de regarder la mer, l’ailleurs et ce qui s’y crée ? Selon Raoul Ruiz, génie du cinéma errant qui aura beaucoup tourné au Portugal, la saudade, c’est la nostalgie de ce qui n’a jamais été. Si le cinéma portugais est aussi différent et même carrément unique, c’est peut-être parce que ce pays n’appartient pas au vingtième siècle car on a laissé ses habitants vivre leur vie à un rythme antédiluvien mais aussi dans des conditions d’isolement qui ont fini par créer l’exode massif de sa population rurale. Ruiz l’avait aussi très bien compris, le Portugal est avant tout un territoire poétique.
Ça, c’est ce que nous montre sans relâche un des plus importants courants du cinéma documentaire dit de l’anthropologie visuelle. Les prémisses sont à chercher chez les pionniers José Leitao de Barros qui débute en 1918 et à qui on devra le développement d’un courant à mi-chemin entre la fiction et l’observation documentaire ( Lisboa cronica anecdotica, Maria do mar, Nazaré, praia de pescadores, Alla arriba ). Non seulement, il a réalisé la seconde fiction ethnologique au monde après le Moana de Flaherty, mais il se démarque des autres cinéastes par son sens esthétique profond. L’autre grand nom est Manoel de Oliveira qui en amateur à vingt-trois ans tourne en 1931 Douro faena fluvial, une ode au fleuve Douro qui arrose les rivages de Porto et est le sang de son économie. Sens de l’observation et dynamisme du montage en font un des fleurons de l’avant-garde européenne. C’est toujours dans les rues de Porto (et comme dans une majorité de ses films ultérieurs ) et selon les détails de sa propre enfance qu’il réalise le tout premier film néoréaliste en 1942, Aniki-bobo, avant de prendre le chemin de l’exil à cause de la censure de la dictature de Salazar qui bride pour longtemps les brillants débuts du cinéma portugais. On dira souvent par la suite que Oliveira est l’arbre qui cache la forêt, qu’il est un point de repère et une référence obligée pour tous ses successeurs. C’était sans doute sans compter sur l’intelligence des arbres !
Mais revenons aux années sombres… Si on trouve de la fiction plus classique sous la férule de Salazar (comédie, musicals, nombreux films historiques et pour le meilleur, les néo-réalistes Saltimbanques, Nazaré…) où souvent le texte est roi après l’arrivée du parlant en 1932. C’est le règne des 3 F (Fado, Fatima, Football) avec l’idole nationale Amalia Rodrigues.
D’autres courants plus authentiques subsistent et prennent pour cadre le Portugal rural (A cançao da terra) et exaltent le rapport à la nature, souvent avec un grand sens romantique (l’avant-gardiste A dança dos paroxismos du même Jorge Brum do Canto. Mais le cinéma social va revenir en force alors que s’inventent des systèmes de financements alternatifs (Coopérative des spectateurs…). Dans les universités s’est formée une nouvelle génération d’auteurs biberonnés au ciné-club et qui vont lancer dans le sillage de la nouvelle vague française le novo cinema en 1962. Un cinéma plus moderne, introspectif, parfois réaliste (Paulo Rocha) et qui va s’attaquer à des sujets nettement politiques, de plus en plus engagés après la mort du dictateur et dans les derniers jours du régime de Caetano : o Cerco, Uma abelha na chuva, La Promesse d’António de Macedo, le Mal-aimé, Sophie et l’éducation sexuelle et la Douceur de nos meurs (1974) s’attaquent aux aristocrates décadents, au pouvoir de l’église, du patriarcat et de la sacro-sainte famille et bien sûr en cette décennie 70 au tabou de la sexualité. Même si c’est à ce moment que l’histoire du cinéma portugais cesse de fonctionner en miroir de son voisin espagnol pour explorer sa propre voie, ces jeunes auteurs, ces coopératives (Cinequanon, Cinequipe) et collectifs (Grupo zero) vont substituer à la devise aveugle du salazarisme (« Orgueilleusement seuls »), une nouvelle expérience du tous ensemble.
Dans une première branche, l’anthropologie visuelle vit son âge d’or avec Reis et Cordeiro (Tras os montes puis Anna), Antonio Campos (Vilarinho das furnas sur un village traditionnellement autogéré), Noemia Delgado (Mascaras), Ricardo Costa puis bientôt le génial héritier et peintre de la noirceur Pedro Costa ou plus récemment le documentaire sur la paysannerie du nord du Portugal, Volta a terra.
Dans une seconde, le retour d’une fiction plus distanciée, littéraire, tournée vers l’histoire, la philosophie, éminemment poétique et même picturale (Oliveira, Botelho, Rocha) là où les critiques français ne voient que « théâtre filmé » (le sublime Soulier de satin d’Oliveira) et qui porte loin le cinéma d’auteur et constitue un bastion de résistance face à l’américanisation des écrans quand un cinéma commercial national peine à s’installer.
Il faut ici mentionner l’énorme travail effectué par le grand producteur du cinéma européen d’auteur Paulo Branco. Responsable du retour en grâce d’un Oliveira qui ne cessera plus de tourner jusqu’à l’âge vénérable de 106 ans et de l’explosion internationale du trublion Joao Cesar Monteiro dont toute l’œuvre oscille entre profane et sacré, l’art naïf médiéval et l’abstraction la plus minimale, il a à la fois ouvert le territoire portugais aux grands cinéastes étrangers (Ruiz, Tanner, Kramer, Wenders) et soutenu l’émergence de nouveaux auteurs au pays (Canijo, Villaverde, Pedro Costa, Joao Pedro Rodrigues…). Il a donné une couleur océane ou nocturne, faite de contrastes profonds dus à un travail exceptionnel de la lumière ou des décors, à un ensemble de films à petits budgets mais d’une grande inspiration. C’est le terreau où va germer ce que d’aucuns appellent le nouveau cinéma portugais à partir des années 2000 : des films poétiques, esthétiquement sublimes, souvent basés sur la lenteur, économes en dialogues (Rita Azevedo Gomes, Sandro Aguilar), ou des auteurs uniques comme le grand Miguel Gomes qui louvoie entre comédie loufoque, conte mythologique et anthropologie visuelle, et qui, par leur parole féconde, ne questionnent plus seulement un riche passé mais sont en prise avec le présent le plus douloureux, celui d’une crise terrible qui menace la majorité de la population.
Après le désengagement de l’état, l’engagement passe dans une scène du court-métrage extrêmement vivante, très réputée dans les festivals internationaux qui les soutiennent et dont sont issus à la fois les laborantins comme Edgar Pera (également produit par Branco pour son long expérimental A janela en 2001) que les transgenres comme Gabriel Abrantes dont Diamantino fait fureur à Cannes en 2018 et révèle aux français le tempérament comique de Carloto Cotta.
La résistance par l’art continue ! Le Portugal aura brillamment repris le flambeau laissé dans les années 80 par le cinéma italien et de sa pointe occidentale de l’Europe, il est plus que jamais le fer de lance de l’avant-garde.